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Association " Les Amis de nos Vieux Villages Haut Saonois". Recherche et communication sur le Patrimoine des villages de Haute Saône

Retour sur la tragédie du bac de Ray en 1853

Un de nos adhérents-conférenciers, Jean-Pierre VIENNEY de Membrey, nous rappelle quelle fut la tragique traversée du bac de Ray sur Saône en mars1853. Celle-ci fut à l'origine de la décision de construire un pont sur la Saône quelques dizaines d'années plus tard. Le souvenir  d'une jeune victime de 16 ans, Appoline, restera comme un symbole de la cruauté de la vie quand les éléments naturels qui se déchaînent,  l'inconscience et la cupidité  humaines se conjuguent pour conduire à des drames...

Patrick Mathie

 

L’article suivant est reproduit aussi fidèlement que possible, il est tiré du Journal de la Haute-Saône N°24 du Mercredi 23 mars 1853.

Le Docteur Hory médecin à Queutrey y raconte ce qu’il a vécu le terrible jour du lundi 14 mars 1853.

L’article se termine par la liste des victimes telle qu’elle est reproduite ici :

 

On ne lira pas sans émotion les détails suivants sur l’affreux accident arrivé au bac de Ray. Nous les prenons dans une lettre de M. le docteur Hory, qu’on à bien voulu nous communiquer.

“Le 14 mars était jour de foire à Vellexon, foire célèbre dans les environs, parce que, tombant au moment des semailles de printemps, elle est également favorable aux acheteurs et aux vendeurs de bestiaux. Vellexon étant sur la rive gauche de la Saône, la majeure partie des arrivages de la rive droite se fait par le bac de Ray.

Une foire haut saônoise, ici à Jussey.

Ce jour-là, la Saône était grossie par la fonte des neiges, et comme ces neiges tardives avaient contrarié et même annulé les dernières foires des alentours, les cultivateurs, enfermés et retenus par le froid de la dernière quinzaine, promettaient de se dédommager à la foire de Vellexon ; donc, le beau temps et la saison aidant, nos prévisions nous montraient une affluence considérable. En effet, jamais affluence n’a été telle. Mais, malheureusement, elle a été fatale à un grand nombre.

 

 

Malgré les efforts et les observations des passeurs, le bac de Ray était surchargé de gens et d’animaux à chaque voyage d’une rive de la Saône à l’autre. Chacun voulait entrer sur le bac, y placer ses bœufs, ses chevaux, et c’étaient, comme toujours, les plus ignorants du danger, c’est-à-dire les gens des villages les plus éloignés de la Saône et ne sachant pas nager, qui étaient les plus intrépides à vouloir monter, les plus entêtés à ne tenir aucun compte des observations de ceux qui sont habitués à pratiquer ce passage. Cela est tellement vrai que les familiers de la localité, appréciant le péril, avaient déjà laissé partir le bac à plusieurs reprises sans y monter, attendant un convoi moins chargé.

Enfin entre huit et neuf heures, un nouveau convoi part plus chargé encore que les précédents ; le batelet de sauvetage qui accompagne le bac, est lui-même envahi par les voyageurs. Mais à peine a-t-on quitté terre qu’un frisson de peur a fait trembler les plus clairvoyants des passagers et ceux qui sont restés sur la rive : l’eau affleure les bascules qui servent à la sortie et à l’entrée du bac ; bientôt elle entre dans le bac par l’avant ; on essaye de faire reculer les animaux, elle entre par l’arrière ; malheureusement on est lancé, déjà on est en pleine Saône, et l’on croit qu’en pressant la vitesse, qu’en tirant avec toutes forces sur la corde qui, tendue d’une rive à l’autre, sert à passer le bac, on arrivera avant qu’un malheur soit à déplorer. Ceux qui sont restés sur la rive et qui comptent dans le bac des enfants, des frères, des amis, des compatriotes, suivent avec une sombre inquiétude les phases du passage ; ils voient le péril, mais ils n’ont point de batelets sous la main pour porter secours, et ils ne peuvent que jeter à leurs compagnons leurs cris de détresse et d’adieu.

 

un bac à traille.

Cependant on approche ; le bac a l’impulsion que donne la peur ; le courant est traversé, encore une seconde et tout est sauvé. Instinctivement, les passagers se sont rapprochés qui de la corde, qui du batelet ; un silence de mort règne à bord, la langue est collée au palais des plus hardis ; mais l’eau monte toujours ; on jette des bœufs à la Saône pour alléger, le secousse fait encore entrer de l’eau : alors la déroute commence, les esprits se troublent, chacun cherche son salut particulier ; les uns se précipitent dans le batelet ; ceux qui le montent ne peuvent le détacher assez tôt du bac, et n’ont pas la force de repousser ceux qui viennent y chercher un refuge ; les malheureux s’y entassent : aussi sombre-t-il sous le poids avant le bac même, et ces hommes qui se touchent, qui se tiennent, qui se serrent les uns aux autres, se noient les uns par les autres…

Sur le bac, ceux qui ont saisi la corde et qui l’étreignent avec confiance la sentent se détendre ; le bac s’affaisse sous l’eau, le bac tient à la corde, par son poids il l’allonge, elle aussi baigne dans l’eau, et les malheureux qui avaient mis en elle leur espoir, les cent mains qui la tiennent lâchent prise à cette trahison ; ceux qui surnagent dirigent leurs efforts vers la rive, pêle-mêle avec les bœufs, qui le premiers gagnent la terre, en blessant, foulant et écartant les hommes.

Les plus vigoureux ont atteint le rivage ; ils vont tendre la main à ceux qui, saisis par le froid et la peur, périssent là même où ils pourraient prendre pied ; les deux tiers des hommes échappent ainsi et nous arrivent à Queutrey dans un état déplorable. L’eau provenant de la fonte des neiges est très froide : ils étaient transis et égarés par la frayeur. Notre population les a recueillis avec empressement. Un vieillard de ma connaissance n’a pu gagner son logis ; à peine a-t-il atteint la première maison, où il a reçu une généreuse hospitalité. Un autre, et des plus forts, arrive chez nous épuisé, haletant : cinq fois il s’était jeté à l’eau pour rechercher un ami dont il voyait surnager le chapeau ; cinq fois il a ramené des hommes qui luttaient contre la mort, mais non celui qu’il cherchait. Enfin, brisé par la fatigue et l’émotion, glacé par l’eau qu’il avait bue et dans laquelle il avait été longtemps, il venait me demander secours. Cinq minutes après, j’étais sur le théâtre de l’événement.

Un naufrage. Image extraite du journal Le Petit Illustré.

Les habitants de Ray, montés sur les barques des pêcheurs, rivalisaient de zèle et sondaient la rivière. Trois cadavres étaient déjà retirés. Je trouvai mon collègue Austry, qui s’efforçait de ramener à la vie le premier sorti de l’eau ; je m’attachai au troisième, mais avec quel dépit nous sentîmes que nos secours seraient stériles : la vie et la chaleur avaient abandonné ces pauvres naufragés. Le premier sauvé n’avait ^pas passé moins de vingt-cinq à trente minutes dans cette eau de glace ; les saignées de la jugulaire seules donnaient un peu de sang, mais les frictions les plus énergiques ne purent ramener une apparence de chaleur dans ces corps où le foyer de la vie était éteint.

A midi on avait retiré seize victimes, quinze hommes, pour la plupart forts et très robustes ; beaucoup avaient des ceintures pleines d’argent. La seizième victime était une jeune fille de seize à dix-huit ans, dont le sort mérite une mention particulière. Il n’y avait que deux femmes dans le convoi, cette jeune fille et une femme accompagnée de son mari. La jeune fille, au départ, était en avant du bac, rieuse et joyeuse ; au moment où le bac s’engloutit, la pauvre fille s’accroche à un jeune homme son voisin, et l’étreint dans ses bras ; mais le danger rend égoïste et celui-ci se défait de la jeune fille pour s’échapper seul. Ses vêtements la soutiennent un instant ; alors elle est aperçue par le mari, qui, la prenant pour sa femme, la saisit et l’entraine vers le rivage. En chemin le mari voit une autre femme qui surnage tenant un chien qui la mène au bord ; il reconnait dans la femme que le chien sauve, sa propre femme, lâche la jeune fille, et va au secours de sa moitié, qu’il a le bonheur de ramener saine et sauve à terre. La jeune fille, deux fois sur le point de se sauver, deux fois abandonnée, a été retrouvée tenant un fouet à la main, peut-être le fouet d’un troisième sauveteur qui, lui encore, aura lâché le fouet ou se sera noyé avec elle.

 

Le chien dont nous venons de parler appartenait à un maquignon des Vosges. C’était en allant au secours de son maître que ce chien avait été pris à bras-le-corps par la femme mariée. Le maquignon, porteur d’une lourde ceinture d’argent, s’est noyé, et son fidèle compagnon, le lendemain encore, poussait sur le lieu du désastre des hurlements plaintifs et semblait redemander son maître aux flots.

Tous les animaux ont échappé. Quant aux hommes morts, à l’exception de deux, probablement foulés par les bestiaux et sur la figure desquels on lisait les efforts de la lutte et du désespoir, les autres paraissaient calmes ; on les eût dits endormis : leur fin avait été si prompte qu’ils n’avaient pas souffert.

Il faut renoncer à décrire les scènes qui suivirent cette terrible catastrophe. Ceux qui avaient échappé à la mort avaient en général perdu la raison. L’un d’eux, après avoir été soigné et réchauffé dans une maison, la quitta trois heures après sans avoir pu retrouver son nom ni le nom de son village. Deux autres riaient et dansaient comme des insensés, tandis que plusieurs, recueillis, allaient à l’église accomplir un vœu. Certains n’avaient, dans le moment, ni la conscience ni le souvenir de l’évènement. Tous ceux que j’ai vus avaient une altération plus ou moins marquée des facultés intellectuelles, qui a nécessité pour se dissiper quelques heures de repos et un peu de nourriture.

La connaissance de l’évènement produisit sur la foire grande rumeur ; on ne savait ni le nombre des morts ni le nombre des sauvés ; ceux qui avaient laissé en arrière leurs parents, leurs amis, ceux qui attendaient quelqu’un couraient à la Saône. Là nous avons vu un père retrouver son fils, des frères retrouver leur frère parmi les morts. Alors c’était une affreuse désolation, tandis que, plus loin, ceux qui pouvaient croire les leurs perdus et qui les retrouvaient heureux de n’avoir pas été du fatal convoi, les embrassaient avec des démonstrations de joie. En un instant, les villages voisins qui avaient des leurs à la foire accoururent par tous les chemins, pleins d’anxiété ; les pauvres mères, tant qu’elles ne voyaient pas et qu’elles ne touchaient pas leurs fils, les croyaient perdus.

Ce terrible drame laissera un long et douloureux souvenir dans nos populations épouvantées et dans les familles éplorées des victimes.”

La Presse Grayloise donne cette liste des individus retirés de la Saône :

1° Pierre PERSON, de Thons, canton de Lamarche (Vosges), porteur de 223 fr 10 c.

2° Jean LANSARD, âgé de vingt-un ans, cultivateur ;

3° François LANSARD, son frère, âgé de dix-neuf ans, de Chargey-les-Port porteurs de 500 fr.

4° Claude-Antoine MÉNÉTRIER, âgé de quarante-sept ans, propriétaire à Fleurey-les-Lavonvourt, avec 300 fr.

5°Philippe MÉNÉTRIER, son frère, âgé de cinquante-trois ans, avec 500 fr.

6°Joseph-Auguste SIMONET, âgé de vingt-six ans, demeurant à Sandocourt (Vosges) avec 517 fr. 80 c.

7° Sébatien VARIN, âgé de soixante ans, maréchal-ferrant à Francourt.

8° Pierre FOLLITOT, âgé de cinquante ans, propriétaire à Francourt avec 86 fr. 25 c.

9° Alexis FERRANT, âgé de trente-cinq ans, propriétaire à Villers-Vaudey, avec 220 fr. 10 c.

10° GRAND dit COCO, âgé de soixante-un ans, demeurant à Aboncourt.

11° Paul VITTET, âgé de seize ans, fils de Jean-François, cultivateur à Vauconcourt, avec 440 fr.

12° François LAILLET, âgé de dix-sept ans, propriétaire à Gesincourt.

13° Appoline-Joséphine JOLY, âgée de quinze ans, fille d’Augustin Joly, cordonnier à Tincey.

14° Claude-Etienne DROUET, âgé de vingt-deux ans, fils de Nicolas, maire de Vannes.

15° MUGNEROT, Jean-Baptiste, âgé de soixante cinq ans, père, propriétaire à Saint-Marcel, canton de Vitrey.

16° MUGNEROT, Jean-Baptiste, âgé de vingt-quatre ans, son fils, porteur de 520 fr 50 c.

Les effets et l’argent ont été remis avec les corps aux parents, ainsi que le tout a été constaté dans les procès-verbaux.

Transcription Jean Pierre VIENNEY. 24 MAI 2020

 

Souscription pour la construction d'un pont à Ray. AD70

Plan de l'ouvrage  qui sera réalisé à une cinquantaine de mètres de l'emplacement du bac. AD70

 

La maison du bac et le pont.

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